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APESA 40 : Sentinelles pour entrepreneurs en détresse

L’antenne landaise du dispositif d’Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë (Apesa 40) étoffe son réseau de sentinelles bénévoles pour accompagner les dirigeants victimes de la crise.

APESA

Photo de cottonbro provenant de Pexels

Nous sommes inquiets pour certains entrepreneurs qui rencontraient déjà des difficultés avant la crise sanitaire. En plus des effets dévastateurs de la pandémie et des deux confinements sur leur activité et leur moral, le plus dur est encore à venir quand il faudra rembourser les charges et les dettes décalées. Nous nous tenons prêts », affirme Véronique Receveau. L’ancienne présidente du tribunal de commerce de Dax (entre 2014 et 2017) a créé, en 2017, l’antenne landaise du dispositif d’Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë (Apesa), initié en 2013 par Marc Binnié, greffier au tribunal de commerce de Saintes et Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien spécialisé dans la prévention du suicide en Charente-Maritime.

« Alors que toutes les institutions cherchent à les aider, les entrepreneurs sont souvent isolés. Au tribunal de commerce, je voyais des gens dans un désespoir absolu et je ne pouvais rien faire. On les laissait repartir alors qu’ils avaient tout perdu en tentant de faire survivre une entreprise qui n’en avait plus les moyens, avec une grande culpabilité à l’égard de leur famille et de leurs salariés qu’ils avaient le sentiment d’abandonner. Aujourd’hui, on peut leur tendre la main et enclencher ce processus gratuit et confidentiel  »,  témoigne-t-elle.

DIRIGEANT EN SOUFFRANCE CONTACTÉ EN MOINS D’UNE HEURE

Et le dispositif est bien rodé. Dès qu’une fiche alerte est adressée à la plateforme téléphonique d’assistance santé Ressources mutuelle assistance (RMA) partenaire d’Apesa, l’un de ses huit psychologues coordinateurs contacte le dirigeant en moins d’une heure. Un psychologue formé à l’écoute et au traitement de la souffrance morale provoquée par les difficultés financières, comme aux procédures judiciaires, le contacte dans la foulée pour une prise de rendez-vous à proximité de son domicile.

PRÉVENIR LE SUICIDE, C’EST D’ABORD UNE AFFAIRE DE PROXIMITÉ

Une formation pour les nouvelles sentinelles

Pour renforcer la présence de ses sentinelles sur le territoire, notamment dans les secteurs d’Hagetmau et de Saint-Sever, Apesa 40 proposera une quatrième formation à destination des futurs bénévoles fin mars. « L’objectif de ces sessions est de permettre à des personnes qui ne sont pas des professionnels de la santé mentale de repérer et de disposer des clés de la conduite d’un entretien avec quelqu’un qui souffre, précise Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien concepteur de ces modules. Il ne s’agit pas de transformer en psychologues des acteurs de l’économie et de la justice commerciale, mais de leur donner des outils pour relayer leur inquiétude vers un dispositif de soins qui va prendre le relais et
s’occuper du reste ». Information sur la prochaine session de formation des sentinelles : apesalandes@gmail.com

À l’origine de l’alerte, après accord du dirigeant : l’une des 57 sentinelles bénévoles landaises. Elles sont experts-comptables, avocats, juges et auxiliaires de justice, commissaires-priseurs, conseillers dans les chambres consulaires, formées par l’association pour repérer tout au long de la vie de l’entreprise, les signes du mal-être de son dirigeant et évoquer avec lui le sujet sans tabou. « Les sentinelles jouent un rôle déterminant dans le dispositif », confirme Véronique Receveau, qui envisage d’élargir le réseau aux huissiers et aux banquiers. « Dans une situation de détresse, on a tendance à s’isoler encore plus.

Véronique RECEVEAU, présidente d’Apesa 40 © Patrick Valleau

Ce sont les personnes qui gravitent autour des chefs d’entreprise qui sont le plus en mesure de proposer le soutien psychologique. Prévenir le suicide, c’est d’abord une affaire de proximité ». Myriam Meziane, commis greffier au tribunal de commerce de Dax et sentinelle depuis 2017, a très vite appris à repérer les manifestations du désarroi face au profond sentiment d’échec que génère un dépôt de bilan, et à ne pas hésiter à poser des questions plus personnelles. « Nous nous devons de faire ouvrir les yeux à notre interlocuteur sur le fait qu’il a besoin d’être écouté par un professionnel, apprendre à le convaincre d’accepter au moins une entrevue. Il n’est pas toujours facile de mettre le mot « psychologue » derrière. Tout le monde n’est pas capable de l’entendre », observe de son côté Roxane Olivier, responsable du développement des entreprises et du pôle juridique à la chambre de métiers et de l’artisanat des Landes. Il n’est d’ailleurs pas question de psychothérapie au long cours mais, selon Jean-luc Douillard, « d’un travail de réanimation et de réactivation des processus de pensée. Parce que quelqu’un qui va très mal, au point d’imaginer que la solution serait de s’échapper ou de mourir, est dévoré par sa souffrance et ne parvient plus à penser. Le travail du psychologue est de l’aider à raconter à quelqu’un qui l’écoute dans un lieu neutre, tout ce qu’il vit depuis des semaines, voire des mois. Le processus libère les capacités de décisions et permet de retrouver un peu de perspective ». D’ailleurs, dans la plupart des cas, trois heures suffisent parce qu’en amont la personne s’est vue entourée, qu’elle a pu parler, être écoutée, prise en considération, poursuit Véronique Receveau. Et une main tendue c’est énorme pour permettre de reprendre pied, assumer un échec, un divorce, faire des choix, retrouver une vie sociale tout simplement ».

Apesa en chiffres

3 200 prises en charge dans
65 départements en 7 ans en France

Dans les Landes 

61 entrepreneurs ont été pris en charge depuis 2017, dont 17 en 2019 et 20 en 2020
57 sentinelles et
19 psychologues formés au dispositif
400 euros par personne : le financement des consultations assuré par l’association

« On peut innover sur la santé mentale »

Les Annonces Landaises : La fonction de dirigeant est devenue, selon vous, un facteur de risque suicidaire. Comment expliquez-vous ce processus ?

Jean-Luc Douillard : Il y a 15 ans, quand on allait mal au travail, on avait d’autres liens plus solides qu’aujourd’hui : des croyances, un réseau de proximité, des identités de territoire, des traditions, des rituels, des coutumes. Et surtout, le travail tenait une place moins envahissante dans nos vies. Aujourd’hui, avec les outils numériques on ne déconnecte jamais. L’identité professionnelle a pris une part énorme dans notre existence, on n’a pas beaucoup de temps de répit pour aller un peu moins mal dans d’autres espaces que celui du travail.

Jean-Luc Douillard © D. R.

LAL : Dispose-t-on de statistiques sur les suicides des chefs d’entreprise ?

J.-L. D. : En France, on ne dispose d’aucune donnée statistique par métier, à l’exception de celles publiées par la Mutualité Sociale Agricole, à l’issue d’une enquête sur les suicides dans le monde agricole. La difficulté pour produire des statistiques sur les chefs d’entreprise, c’est qu’on associe un peu trop facilement le suicide avec la responsabilité du dirigeant, comme si c’était sa fonction qui systématiquement justifiait le fait qu’il s’était suicidé. Il faut rester prudent, le suicide est souvent multifactoriel. Cette profession a néanmoins une culture et un profil un peu particuliers, souvent solitaire. Or, la solitude donne de la créativité quand on construit son projet, mais elle représente aussi un frein à la prévention ou à demander de l’aide quand tout va mal. D’où l’intérêt de former des sentinelles, tout au long de la vie de l’entreprise, de sa création à sa cession, pour pouvoir alerter le plus tôt possible, sans attendre qu’elle soit en liquidation judiciaire pour déclencher le soutien psychologique du dirigeant.

 

LAL : Ce dispositif pourrait-il être étendu à d’autres professions ?

J.-L. D. : Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a annoncé il y a quelques semaines qu’il souhaitait s’inspirer d’Apesa pour étendre ce type de dispositif à tous les tribunaux judiciaires. Ce qui permettrait aux exploitations agricoles, aux associations et à tous les dirigeants d’en bénéficier, indépendamment de leur statut juridique. On verra comment les ministères concernés s’engagent. Il faudra néanmoins adapter le dispositif, identifier de nouvelles sentinelles adaptées à chaque environnement professionnel.

 

LAL : D’autres publics pourraient-ils être concernés ?

J.-L. D. : Si un jour, par exemple, le ministère de la Santé nous demandait d’intervenir auprès des adolescents en souffrance aiguë dans les territoires ruraux, nous serions en mesure de modéliser notre dispositif pour organiser des journées de consultation partout où il y a des collèges et des lycées. Nous disposons déjà du réseau sur 65 départements avec 1 300 psychologues affiliés par convention à Apesa. Je ne connais pas de structure hospitalière qui accepte aujourd’hui l’idée de rappeler et de proposer dans l’heure un appel téléphonique avec un professionnel de santé, et dans les cinq jours qui suivent une première séance gratuite avec un psychologue. En effet, les services de psychiatrie sont aujourd’hui saturés, avec des délais d’attente entre six mois et un an pour la prise en charge. On peut innover sur la santé mentale, mais ça dépend beaucoup de l’engagement des institutions sur les territoires.