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Trouble anormal de voisinage et expertise immobilière

Avec la densification des villes, portée par les évolutions du droit de l’urbanisme et la spéculation foncière, les plaintes pour trouble anormal de voisinage se multiplient. Quels sont les recours possibles et comment procéder ?

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© Shutterstock

Le droit de l’urbanisme qui régit les droits d’occupation du sol a fortement évolué ces 20 dernières années avec pour objectif affiché, la densification des villes. La loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain), du 13 décembre 2000 (loi n°2000-1208), avait amorcé le XXIe siècle en proposant comme moteur de « reconstruire la ville sur la ville ».

La loi Alur pour l’Accès au logement et un urbanisme rénové, du 27 mars 2014 (loi n°2014-366), a créé de nouveaux outils pour renforcer la densification des parcelles : suppression du coefficient d’occupation des sols (COS) et de la notion de « superficie minimale de constructibilité » au profit de la notion « d’emprise au sol ».

Enfin, la loi Élan (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique), promulguée le 23 novembre 2018, est elle aussi venue s’inscrire dans cette lignée avec pour ambition de construire plus de logements, et moins chers, de mettre en œuvre une gestion plus économe du foncier, et d’optimiser les voiries et réseaux. Les divisions parcellaires se multiplient, poussées par la spéculation foncière, les immeubles collectifs s’élèvent à nouveau sur trois ou quatre étages, et nos communes se développent rapidement… trop rapidement diront certains qui voient leur environnement évoluer sans cesse. Car cette densification n’est pas sans poser une problématique qui risque de se développer ces prochaines années : le trouble anormal de voisinage. Le vivre ensemble connaît ses limites. Et l’acquisition d’un bien représente pour beaucoup le besoin de disposer d’un chez soi, à l’abri des autres, à l’abri des regards. Or, la densification parcellaire vient bousculer cet équilibre précaire. Avocats et experts le constatent ; ils sont de plus en plus confrontés au travers de leurs clients à cette notion de trouble anormal de voisinage.

Les situations sont variées : construction sur une parcelle voisine d’un ensemble collectif alors que la propriété était sans vis-à-vis, création d’une terrasse donnant en plein sur le jardin et la piscine, construction d’un mur en hauteur entraînant une perte d’ensoleillement… Et avec, la qualification des troubles sont multiples : perte d’intimité, perte d’ensoleillement, perte de vue, et même trouble esthétique.

Tous les cas soumis, sont vécus comme une perte de tranquillité. Pourtant, tous ne relèvent pas du trouble anormal de voisinage. Alors, qu’en est-il vraiment ?

QUELS SONT LES DROITS ET LES RECOURS POSSIBLES ?

Toute extension d’un bâtiment déjà existant ou toute nouvelle construction crée forcément un impact sur son voisinage : nouveau vis-à-vis, bruit de chantier, construction démesurée, architecture peu flatteuse… Alors, à quel moment cette construction ou cette extension peut-elle être contestée par le propriétaire voisin mécontent de ce projet ?

La jurisprudence est venue préciser il y a plus de 30 ans comment appréhender ce genre de situation en affirmant que : « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage. Il résulte que les juges du fond doivent rechercher si les nuisances, même en l’absence de toute infraction aux règlements, n’excèdent pas les inconvénients normaux de voisinage. » (arrêt de la Cour de cassation, Civ. 3e, 24 octobre 1990, n°88-19383) Aussi, en dehors de toute infraction aux règles d’urbanisme, le trouble de voisinage peut faire l’objet d’une demande d’indemnisation. Mais, la jurisprudence rappelle de manière constante qu’il ne suffit pas de subir un trouble pour prétendre à une indemnisation. Encore faut-il que ce trouble de voisinage soit « anormal », c’est-à-dire qu’il présente dans les faits une certaine gravité.

Cette appréciation se fait avant tout au regard de l’environnement direct du bien immobilier concerné par le trouble. Par exemple, si vous êtes propriétaire d’une maison située dans un secteur de centre-ville, il sera difficile de parler de trouble anormal de voisinage simplement parce que votre voisin décide de créer une extension de sa maison et que vous ne souhaitez pas avoir un nouveau vis-à-vis (bien évidemment, vous pourrez vérifier que les règles d’urbanisme l’y autorise). Les juges admettent en effet que sur ces secteurs, ne constitue pas un trouble anormal de voisinage « la perte de vue et d’ensoleillement résultant de l’implantation d’un bâtiment, dès lors que ces troubles sont la conséquence inévitable de l’urbanisation progressive des communes… ».

Le trouble anormal de voisinage se traduit dans les faits par une dépréciation de la valeur vénale du bien immobilier qui le subit

La perte d’ensoleillement limitée en fin de journée n’a pas été retenue suite à la construction d’un nouvel immeuble dans un secteur déjà relativement urbanisé. (CA de Caen, 17 mars 2019)

Il faut par conséquent que le trouble soit d’une certaine gravité en tenant compte du secteur concerné par la construction litigieuse.

En revanche, même en secteur urbanisé, a été considéré comme un trouble anormal de voisinage, la création nouvelle d’une vue droite, plongeante et directe de tous les occupants sur le jardin des requérants à l’intérieur desquels plus aucune intimité ne subsiste. La perte d’intimité est régulièrement indemnisée par les tribunaux (Aix-En-Provence, 3e civ, 29 janvier 2014) : pour une surélévation d’une maison d’habitation dont une ouverture située à 9 mètres de la propriété voisine disposait d’une vue plongeante sur la piscine voisine ou encore (CA Nîmes, 04 décembre 2014) pour la construction d’un immeuble en R+4 dont les balcons avaient une vue plongeante sur la terrasse et le jardin de la maison voisine.

COMMENT PROCÉDER ?

Dans un premier temps, dès que le plaignant a connaissance que son voisin va déposer une demande d’autorisation d’urbanisme pouvant lui causer un préjudice, il est recommandé d’aller le rencontrer. La meilleure des solutions réside toujours dans la discussion.

Peut-être que ce voisin n’a pas conscience du trouble qu’il peut causer et sera prêt à retravailler son projet pour tenir compte de cette problématique. Néanmoins, si ce voisin n’est pas disposé à la discussion, il s’agira de suivre l’avancée de son dossier et de ne pas rater les étapes de la procédure.

LE RECOURS GRACIEUX

Lorsqu’une personne souhaite faire annuler une autorisation de construire, elle a la possibilité d’exercer un recours gracieux. Ce recours s’effectue auprès du maire de la commune. Il doit être effectué dans les deux mois qui suit l’affichage de l’autorisation de construire sur le terrain. Si l’affichage n’a pas lieu, dans ce cas, le recours peut être effectué jusqu’à six mois qui suit l’achèvement des travaux.

Il est préférable d’exercer le recours en lettre recommandée avec demande d’accusé de réception. Le maire a deux mois pour répondre. S’il ne répond pas, la demande d’annuler le permis est rejetée.

Il est encore possible après ce premier rejet, d’exercer un recours gracieux devant le tribunal administratif.

Un nouveau délai de deux mois est accordé à compter de la décision de rejet du maire ou de l’absence de réponse au bout des deux mois. Dans ce cas, il faut également avertir le titulaire de l’autorisation.

Pour autant, si le permis délivré respecte toutes les règles prescrites par le document d’urbanisme, ni le maire ni le juge ne seront en droit de l’annuler.

Il ne reste dans ce cas, que les règles de droit privé et l’application de la théorie du trouble anormal de voisinage.

Ainsi, un permis peut être autorisé dans la mesure où il respecte les règles d’urbanisme applicables dans la zone concernée. Il appartiendra, dès lors, au voisin qui invoque le trouble anormal de voisinage, d’invoquer les règles de droit privé pour obtenir une indemnisation du préjudice, s’il y a lieu.

COMMENT ÉVALUER CE TROUBLE ?

Le trouble anormal de voisinage se traduit dans les faits par une dépréciation de la valeur vénale du bien immobilier qui subit ce nouveau trouble. Le rôle de votre expert en immobilier consiste, dès lors, à se rendre sur place pour apprécier dans un premier temps la valeur vénale de votre bien immobilier.

Dans un second temps, il relèvera les éléments pouvant servir à caractériser l’anormalité du trouble de manière objective : distance de la construction nouvelle avec votre bien, nature du trouble, prise de photos… Enfin, il en déduira la dépréciation sur la valeur vénale de votre bien.

Ce rapport pourra vous servir pour engager une procédure d’indemnisation du préjudice subi. Il appartiendra toujours au juge d’apprécier au cas par cas si le trouble peut être qualifié d’anormal ou non et d’apprécier le montant de l’indemnisation, le cas échéant.

Madeleine PERRIN Expert immobilier en valeur vénale et locative, expert près la cour d’appel de Pau, organisme de formation en immobilier voisinage

Madeleine PERRIN, expert immobilier en valeur vénale et locative, expert près la cour d’appel de Pau, organisme de formation en immobilier © Patrick Valleau

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