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L’emprise du télétravail

En pleine expansion dans l’entreprise depuis les confinements de la crise Covid-19, le télétravail génère de nouvelles problématiques. Alors, à quels salariés peut-il s’appliquer et selon quelles modalités ? Tour d’horizon et préconisations.

Marieke CASTRONOVO Avocat, Fidal, département droit social, à Bayonne entreprise

Marieke CASTRONOVO Avocat, Fidal, département droit social, à Bayonne © Louis Piquemil

Que ce soit en tant que facteur d’attractivité dans les offres d’emploi, de dispositif de fidélisation du personnel en place, de préconisation par la médecine du travail à titre de reclassement ou d’outil de lutte contre l’inflation et de sobriété énergétique, depuis la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 en 2020, le télétravail n’a cessé de se développer. Il contraint désormais l’ensemble des acteurs du monde du travail à s’adapter à lui car il nécessite des outils de travail adéquats, modifie profondément les relations professionnelles et a généré de nouveaux fondements légaux et jurisprudentiels.

LE TÉLÉTRAVAIL, EN FRANCE C’EST QUOI ?

Une définition légale en est donnée par l’article L 1222-9 du code du travail : « Le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication. »

1. LE TÉLÉTRAVAIL : POUR QUELS SALARIÉS ?

En théorie, aucun salarié n’est exclu par principe du dispositif légal du télétravail. Cependant et principalement pour des raisons matérielles évidentes, tous les salariés ne sont pas éligibles au télétravail.

En effet, certaines activités impliquant l’utilisation de machines, des prestations de travail dans un atelier avec des mesures de sécurité particulières, l’utilisation de logiciels faisant l’objet de restrictions à distance, des contraintes tenant à l’organisation ou à l’équipe, conduisent à exclure sa mise en œuvre.

Mais ces « tâches non télétravaillables » ne sont pas le seul obstacle à l’obtention du statut de télétravailleur. Le profil du salarié peut également conduire à le considérer non éligible au télétravail, soit parce qu’il n’est pas suffisamment autonome dans ses fonctions, qu’il a besoin d’être encadré, que son logement n’est pas approprié ou que l’entreprise conditionne l’accès au télétravail à une ancienneté minimale.

C’est dans ce contexte qu’une première problématique fait jour, celle du principe d’égalité de traitement et de la détermination objective des postes éligibles au télétravail. Car si les considérations purement matérielles posent rarement difficulté, tel n’est pas le cas de l’appréciation de l’autonomie du salarié qui se conjugue souvent avec la confiance ou non accordée à ce dernier dans l’exécution de prestations de travail à distance.

Or, à fonctions et compétences professionnelles similaires, le télétravail devait être accessible de la même manière. D’où l’intérêt, bien que cela ne soit pas légalement obligatoire, de formaliser la mise en œuvre du télétravail dans l’entreprise par une charte ou un accord collectif d’entreprise.

Pour la mise en œuvre du télétravail, l’entreprise a tout intérêt à opter pour la voie de l’accord collectif d’entreprise

2. LES MODALITÉS DE MISE EN PLACE DU TÉLÉTRAVAIL

En France, la crise sanitaire a révélé un régime juridique relatif au télétravail très incomplet. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020, mais qui finalement, ne fait que rappeler les règles existantes. Il s’agit en quelque sorte d’un mode d’emploi du recours au télétravail dans l’entreprise. 

En l’absence d’accord collectif, et donc y compris lorsque l’employeur fait le choix de rédiger une charte relative au télétravail (1), c’est l’ANI du 26 novembre 2020 qui s’applique. Il s’impose en effet, depuis avril 2021, aux employeurs et salariés relevant d’un secteur professionnel représenté par les organisations patronales signataires (Medef, CPME et U2P).

En conséquence, une entreprise qui souhaiterait disposer d’une véritable marge de manœuvre dans le cadre de la mise en œuvre du télétravail, a tout intérêt à opter pour la voie de l’accord collectif d’entreprise (seul moyen de déroger à l’ANI 26 novembre 2020) ; celui-ci pouvant être conclu peu importe l’effectif de l’entreprise (2).

Certaines clauses sont légalement obligatoires (conditions de passage en télétravail, modalités d’acceptation, de contrôle de la durée du travail, etc.) (3), d’autres simplement recommandées (préambule explicatif, critères d’éligibilité, nombre de jours télétravaillables, etc.).

S’agissant des moyens matériels de mise en œuvre du télétravail, une évaluation préalable de leur coût, en principe à la charge exclusive de l’employeur, devrait être réalisée avant d’officialiser des négociations :

  • les frais liés à la mise en conformité du domicile pour effectuer le télétravail (dont l’achat de matériel le cas échéant) ;
  • les frais liés aux surcoûts éventuels pour le salarié liés aux communications, aux factures d’électricité et à l’impression, papeterie ;
  • les frais constitués par l’indemnité d’occupation de domicile.

Cette dernière indemnité n’est pas obligatoirement due au télétravailleur ; il en va de l’objet même de son versement qui vise à compenser la sujétion particulière de l’immixtion professionnelle dans la vie privée du salarié. Si le salarié fait le choix de télétravailler alors que l’employeur met à sa disposition un local professionnel pour réaliser ses prestations de travail, l’indemnité d’occupation de domicile n’est pas due (4).

À l’inverse, le salarié qui se verrait proposer un espace de coworking par roulement, sans assurance de disposer d’un local et d’un bureau professionnel individuel tous les jours, devrait être légitime à réclamer une indemnité d’occupation de domicile pour les jours télétravaillés imposés par ce mode de fonctionnement.

Enfin, idéalement, il conviendrait de prévoir une période d’expérimentation afin de pouvoir ajuster ensuite les modalités du télétravail en tenant compte des réalités concrètes de l’entreprise, voire renoncer à ce dispositif si les résultats du bilan d’expérimentation étaient entièrement négatifs.

Reste qu’aujourd’hui, il est devenu délicat d’exclure totalement le télétravail de la vision de l’entreprise car ce mode de travail est devenu un outil d’attractivité des candidats à l’embauche et un outil de fidélisation du personnel en place.

L’engouement relativement récent pour le télétravail ne doit toutefois pas occulter les nouvelles problématiques qu’il engendre et qui méritent d’y prêter attention.

3. LES NOUVELLES PROBLÉMATIQUES LIÉES AU TÉLÉTRAVAIL

Si dans la mise en œuvre du télétravail, le principe côté salarié est celui du volontariat, tel n’est pas le cas côté employeur car celui-ci ne pourra refuser d’accéder à une demande de télétravail qu’en justifiant d’un motif légitime de refus lorsque le télétravail est d’ores et déjà pratiqué dans l’entreprise.

D’où l’intérêt de la rédaction d’un accord collectif d’entreprise détaillant les critères objectifs d’éligibilité au télétravail.

Mais même dans l’hypothèse où l’entreprise ne comporterait aucun télétravailleur parmi son personnel salarié, un motif légitime doit pouvoir être invoqué par l’employeur confronté à une préconisation de mise en place du télétravail par la médecine du travail.

Ces dernières années et plus encore ces derniers mois, la jurisprudence a eu l’occasion de réitérer ce principe à plusieurs reprises : le télétravail préconisé par le médecin du travail, pour le reclassement du salarié déclaré inapte, s’impose à l’employeur.

Le 29 mars dernier, la chambre sociale de la Cour de cassation est allée encore plus loin dans le raisonnement qu’elle adoptait jusqu’alors en niant à l’absence de mise en œuvre du télétravail dans l’entreprise la valeur d’un motif légitime de refus de reclassement en télétravail (5). Il ressort néanmoins de cette récente décision, qu’en cas de préconisation par le médecin du travail du télétravail, l’employeur devrait pouvoir opposer l’incompatibilité des fonctions du salarié en cause avec une organisation en télétravail en motivant très sérieusement, matériellement et objectivement cette incompatibilité.

Sur ce même thème de la santé au travail, la croissance de ce statut parmi les travailleurs se conjugue avec l’apparition de nouveaux risques professionnels, ou plus exactement l’augmentation de risques professionnels existants via ce mode d’organisation du travail. Ainsi en est-il :

– de l’isolement social du salarié et de la nécessité conséquente de réfléchir à une articulation travail à distance et travail en présentiel de manière à réduire le risque psychosocial afférent au sentiment d’isolement professionnel (6) ;

– des troubles musculosquelettiques (TMS) découlant d’une position de travail inconfortable, non ergonomique, dans une pièce du domicile privé initialement non prévu à cet effet (7) ;

– du « burn-out » ou effet pervers plus aisément induit par le télétravail à domicile qui, en venant empiéter sur la stricte séparation matérielle vie privée/vie professionnelle, peut conduire à une absence quasi totale de déconnexion.

Enfin, mais sans avoir la prétention d’un exposé exhaustif des problématiques inhérentes au télétravail, les médias se sont faits l’écho de situations « exotiques » avec des télétravailleurs déménageant à l’étranger, dans les îles, sans informer préalablement leur employeur. C’est plus l’originalité de cette pratique que sa généralité qui ont suscité une médiatisation riche, mais il n’est pas inintéressant de réfléchir à ses tenants et ses aboutissants.

Juridiquement, le problème qui se pose, c’est celui du régime applicable au salarié : quelle législation s’applique ? Quel statut social et fiscal ? etc.

Si rien n’a été prévu par charte, accord collectif ou dans le contrat de travail, le vide juridique sera extrêmement délicat à solutionner.

Socialement, ces exemples a priori atypiques mettent en exergue une idée plus fondamentale que sous-tend l’existence et la croissance du recours au télétravail : c’est la confiance de l’entreprise en ses collaborateurs.

Parce que peu importe le degré d’encadrement que souhaitera mettre en œuvre l’entreprise, il est évident que le pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur est matériellement amoindri par le télétravail.

Placer un système de vidéosurveillance au sein du domicile privé du salarié est naturellement exclu et sans aller jusqu’à cet extrême cocasse, solliciter trop régulièrement un télétravailleur dans le seul objectif de vérifier qu’il est bien en train de travailler pourrait rapidement s’apparenter à des pressions exorbitantes et à du harcèlement.

Donc faire confiance. Et croire à la reconnaissance du télétravailleur qui, confiance accordée, sera encore plus enclin à satisfaire les intérêts de l’entreprise. En quelques mots, l’emprise du télétravail sur le monde du travail comme renouveau de la confiance professionnelle entre les parties, un enjeu de taille…

1. La charte relative au télétravail doit impérativement faire l’objet d’une consultation préalable du CSE, s’il existe.

2. En l’absence de délégués syndicaux et en fonction de l’effectif de l’entreprise, cet accord collectif pourrait être conclu avec le CSE ou par ratification du personnel.

3. Article L 1222-9 du code du travail

4. Cour d’appel de Paris, 16 mars 2023 (n° 19/09614) – stricte application d’une jurisprudence plus ancienne de la chambre sociale de la Cour de cassation de 2013 et 2016 (Cass. soc. 4 décembre 2013, n° 12-19.667; Cass. soc.21 septembre 2016, n° 15-11.144).

5. soc. 29 mars 2023, n° 21-15.472

6. Maintenir également des réunions d’équipe régulières et l’accès aux activités sociales.

7. L’entreprise a là encore tout intérêt à avoir prévu dans sa charte, son accord collectif et/ou le contrat de travail, une visite de contrôle du lieu de télétravail préalablement à la mise en œuvre du télétravail dans le cadre de son obligation de prévention des risques professionnels.

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