Toutes les deux heures, semblable à de la lave rouge incandescente, une coulée sort des entrailles du volcan Inertam. Un bain en fusion porté à 1 500 degrés, dans lequel l’amiante voit sa toxicité neutralisée par une savante recombinaison moléculaire et le recours à un bijou scientifique, la torche à plasma. « Depuis 30 ans, je suis toujours autant fasciné par le processus », souffle Stéphane Bonillo devant la cuve fumante qui réchauffe l’air hivernal. « Les coulées sont toutes différentes. Les plus belles, c’est la nuit. » Le directeur industriel d’Europlasma, entré à Inertam au début des années 1990 comme aide opérateur, pilote désormais l’entreprise morcenaise tout comme Les Forges de Tarbes, une filiale florissante du groupe dédiée à la fabrication de corps creux d’obus (c’est-à-dire le contenant sans la charge explosive). À quelques mètres du four, s’entassent des monticules de Cofalit®. Ce matériau, issu de la vitrification de l’amiante, est un agrégat extrêmement friable de silice, de calcium et d’alumine. On se croirait dans une carrière d’obsidiennes (roche volcanique) aux reflets vert sombre.
Ces « vitrifiats » refroidis, c’est tout ce qu’il reste des déchets d’amiante arrivés par camion sur le site d’Inertam. Non content d’offrir à ses clients une solution « unique au monde » de traitement définitif des déchets d’amiante, Europlasma pousse la vertu jusqu’à recycler ces reliquats désamiantés. Le Cofalit® est, en effet, valorisé comme sous-couche dans la confection des routes. « Vous voyez cette partie blanche, là ? C’est une inclusion de céramique. On dirait du Toblerone », s’amuse Stéphane Bonillo, en manipulant un morceau de Cofalit®. L’œil expert s’attarde sur le paysage environnant. En 30 ans, il en a connu toutes les transformations, à commencer par l’arrêt et le démantèlement de la centrale EDF de Morcenx-Arjuzanx en 1992. « J’avais fait des stages à la centrale. J’ai vu ses tours s’écrouler. On est arrivé sur le site pour le dépolluer. À l’époque, Inertam, c’était une installation déplaçable sur camions, dans des conteneurs. Le processus a duré deux ans », se remémore Stéphane Bonillo. En 2001, Europlasma rachetait Inertam et le site resté vacant.
Crise énergétique
Vingt-quatre ans plus tard, Inertam en est à sa troisième ligne de production, avec un four capable de neutraliser 8 000 tonnes d’amiante par an. Alternative écologique à l’enfouissement, l’inertage de l’amiante est très énergivore, et bien plus coûteuse. Depuis 2022, l’entreprise morcenaise paie au prix fort la crise énergétique mondiale. « 2024 n’a pas vraiment été une bonne année. Comme en 2023, on a dû mettre en place un plan de sobriété avec de l’activité partielle. L’usine a été stoppée pendant cinq mois », résume Stéphane Bonillo, qui estime à 3 millions d’euros la facture annuelle d’électricité pour faire tourner l’usine. « La mise en chauffe de nos équipements dure une dizaine de jours, donc on ne peut pas se permettre de lancer la production si on n’a pas la garantie que ça va tourner pendant au moins deux mois. » À cette problématique, s’ajoutent les conséquences du redressement judiciaire dont Inertam a fait l’objet en 2019. « On a des clients qui avaient confié à Inertam leurs déchets et qui se sont retrouvés en l’air… Le temps de reconquête des clients est un peu plus long qu’anticipé, honnêtement. Mais les gens reviennent. La nécessité de traiter l’amiante plutôt que de l’enfouir, ce travail de dépollution, c’est dans l’air du temps », analyse Jérôme Garnache-Creuillot, le PDG d’Europlasma.

Une fois l’amiante neutralisée dans le bain à fusion, il ne reste des déchets que ces énormes blocs de Cofalit®, agrégats extrêmement friables de silice, de calcium et d’alumine. © Thibault Toulemonde
Une chaudière « disruptive »
Pour lui, cela ne fait aucun doute, l’avenir d’Inertam et du groupe passe par une stratégie « disruptive » qui consiste à « transformer l’énergie en centre de profit plutôt qu’en centre de coût ». Comment ? La clé de voûte du modèle tient en trois lettres : CSR pour « combustible solide de récupération ». À quelques mètres d’Inertam, l’usine Chopex (filiale d’Europlasma) s’est spécialisée dans la fabrication de CSR à partir de déchets industriels. « Aujourd’hui, on peut commercialiser des CSR de qualité variable en fonction de l’industrie qu’on va alimenter. Typiquement, à un cimentier, on va pouvoir fournir un CSR à injecter dans le four pour s’en servir comme un carburant et éviter de mettre dedans une énergie fossile », explique Stéphane Bonillo. L’étape d’après consiste à équiper Inertam d’une chaudière CSR capable de produire de l’électricité. « On va produire jusqu’à 12 MWh qu’on va consommer mais aussi injecter au réseau. Le but de cette technologie, ça va être de l’implanter sur les différents sites d’Europlasma pour effacer notre empreinte énergétique. » Pour l’instant, la chaudière n’existe pas. Elle est attendue pour 2027. En parallèle, Chopex devra augmenter sa production de CSR. Après Morcenx, cette chaudière devrait être dupliquée sur le site isérois de Satma (filiale d’Europlasma qui produit des feuilles d’aluminium pour condensateurs) avec une production envisagée de 24MWh, mais aussi à Valdunes, l’entreprise nordiste spécialisée dans la confection de roues de train et d’essieux, que le groupe a rachetée l’année dernière.
Il y a des bateaux entiers qui sont partis à l’enfouissement alors qu’il aurait fallu uniquement déposer et traiter les parties amiantées (Stéphane Bonillo)

Toutes les deux heures, un coulée jaillit du four à fusion d’Inertam. C’est dans ce bain porté à 1 500 degrés que l’amiante voit sa toxicité neutralisée. © Thibault Toulemonde
Le four du futur
L’horizon tracé par cette indépendance énergétique implique pour Inertam une autre évolution de taille. On est là dans le ventre de la bête, où la magie de trois torches opère pour créer le plasma, ce quatrième état de la matière : le four à fusion. « On travaille à l’évolution de la ligne de vitrification avec un four nouvelle génération, moins énergivore et plus performant », pose Stéphane Bonillo. Il pourrait traiter 14 000 tonnes d’amiante à l’année. « On le développe depuis deux ans. Il sera ultra-compétitif. La recherche et développement se fait à la fois en Chine, pour la partie traitement, et en France pour la partie plasma », complète Jérôme Garnache-Creuillot. « La Chine a interdit, en 2018, l’importation des déchets sur son territoire, et en 2019, l’enfouissement des déchets dangereux. On a noué des accords avec des universités chinoises pour élaborer de nouveaux procédés de traitement de l’amiante. » À écouter le PDG d’Europlasma, ce four du futur, dont les pilotes chinois « sont déjà aussi gros que notre four industriel français », ne ressemblera en rien à son prédécesseur morcenais. « C’est comme comparer une voiture thermique des années 1930 à une Tesla ! »

Inertam est spécialisée dans le traitement définitif et la valorisation des déchets amiantés grâce à sa technologie « unique au monde » de la torche à plasma. © Thibault Toulemonde
Baisser le coût de l’inertage
Avec ces investissements, Europlasma entend faire chuter le coût du traitement de l’amiante. « À terme, notre objectif, c’est que notre coût de traitement se rapproche très sensiblement du prix de l’enfouissement. Alors, il n’y aura plus de débat », assure le patron. Actuellement, avec un écart de prix d’un à 10 (en France, il faut compter 200 euros pour l’enfouissement d’une tonne d’amiante contre 1 500 euros pour son traitement définitif), les industriels y réfléchissent à deux fois avant de se tourner vers Inertam. Toutefois, le marché évolue (voir encadré). « L’écart de prix est en train de se resserrer, parce qu’on s’aperçoit que sur certains déchets, on prend énormément de capacité en enfouissement. Par exemple, les laines de verre, tout ce qui a une faible densité, mais qui prend énormément de volume, prennent la place de déchets qui n’ont pas d’autre solution », illustre Stéphane Bonillo. Ce dernier compte aussi sur une évolution des mentalités face à l’urgence écologique et au risque d’incidents sur les centres de stockage. « Il y a des bateaux entiers qui sont partis à l’enfouissement alors qu’il aurait fallu uniquement déposer et traiter les parties amiantées, et valoriser ou transformer le reste », déplore-t-il.
En attendant l’arrivée de la chaudière et du four, un parc photovoltaïque va être installé sur le site d’Inertam cette année. Autre dossier en cours, le rachat de la portion ferroviaire qui arrive sur le site morcenais et qui permettra un approvisionnement direct en déchets amiantés. Si le PDG d’Europlasma confesse que l’entreprise morcenaise connaît « une phase de retournement plus longue » (son chiffre d’affaires 2024 sera communiqué au printemps) que d’autres filiales du groupe qui se portent bien (Chopex, Valdunes), voire très bien (Les Forges de Tarbes), il affiche son optimisme pour 2025 dans un contexte de « normalisation des prix de l’énergie ». Dans sa manche, Jérôme Garnache-Creuillot conserve une carte qui pourrait bouleverser la donne. La création d’une toute nouvelle usine de traitement de l’amiante, avec une capacité de production énorme. Pas dans les Landes, non. Du côté du nord et de l’est de la France, où, paraît-il, les patrons de départements jouent déjà les bonnes fées penchées sur le berceau du bébé à naître.
Notre objectif, c’est que notre coût de traitement de l’amiante se rapproche très sensiblement du prix de l’enfouissement (Jérôme Garnache-Creuillot)

La coulée refroidit dans une immense cuve. Elle donnera lieu à de gros blocs d’agrégats de silice, de calcium et d’alumine, appelés Cofalit®, et qui pourront être valorisés comme sous-couche dans la confection des routes. © Thibault Toulemonde
Évolution des législations
Si l’enfouissement de l’amiante est autorisé en France, de plus en plus de pays font évoluer leur législation. Certains vont jusqu’à interdire cette pratique, ce qui permet à Inertam de conquérir de nouvelles parts de marché. « On a un très gros marché en Italie, où le pétrolier Eni nous confie les déchets qu’il retrouve sur ses sites », illustre Stéphane Bonillo. « Depuis qu’elle a légiféré, l’Italie cherche des solutions et nous sollicite fortement depuis deux ans », abonde Jérôme Garnache-Creuillot. Les pays baltes et la Suisse représentent un autre vivier important. Le problème, c’est que la mise en œuvre des importations de déchets amiantés (encadrée depuis 1992 par la Convention de Bâle) peut prendre beaucoup de temps. « On a signé un marché avec l’Algérie, le procédé a pris deux ans. On a reçu un peu avant Noël les dernières autorisations », assure le PDG d’Europlasma.