A l’évocation du mot safran, l ’ esprit voyage aussitôt vers les plateaux iraniens proches de l’Afghanistan, le Cachemire indien ou le Haut-Atlas marocain, aux champs envoûtants de fleurs violettes. Mais cette épice issue d’une plante à bulbe, le crocus sativus, pouvant résister à des températures inférieures à -10°C ou supérieures à 40°C pendant plusieurs jours, se cultive aussi sous nos latitudes.
La fleur a 24 heures de durée de vie
Ici, le bulbe de « l’or rouge », a priori originaire de Crête, avant de s’être répandu au Moyen-Orient, se plante pendant l’été, entre 15 et 20 centimètres de profondeur, ce qui le protège des agressions climatiques. Fin septembre, avec les changements extrêmes de températures nocturnes, « ils ont pu commencer à germer avec 10 jours d’avance environ, explique Vanessa Roussille, et à partir de là, il faut aller voir tous les jours. Chaque année, c’est la surprise de la première fleur qui sort de tige ».
250 FLEURS POUR UN GRAMME
En ce début de mois d’octobre, les fleurs commencent à apparaître, et vont bientôt éclore sur les 3 000 m2 plantés sur le terrain de ses beaux-parents, à Saint-André-de-Seignanx (« sans ça, rien n’aurait été possible, vu le prix des terrains »). Un mois et demi de récolte qui débute pour sa troisième saison. Au pic de la floraison, pendant une semaine, il peut y en avoir 5 000 à ramasser dans la matinée, d’où le lever à 5 h du matin et le travail à la frontale pour la nouvelle exploitante agricole. « C’est la difficulté. La fleur a 24 heures de durée de vie. Il ne faut surtout pas la laisser toute la journée en plein soleil, elle serait flagada et le safran serait abîmé. »
Une fois ramassées, les fleurs sont étalées sur la table, puis dépossédées de leur pistil aux trois stigmates en famille, un par un, tout à la main dans un travail minutieux et hypnotisant qui colore les doigts de jaune. « Il arrive qu’il y ait quatre stigmates, mais c’est comme les trèfles, c’est très rare ! »
Chez Rouge Trompette, on ne garde alors que la partie rouge, la seule qui a du goût. « Ceux qui mettent aussi les bouts orange et jaunes, c’est uniquement pour rajouter du poids ! », prévient-elle. Dans son déshydrateur, comme un petit four à étages qui chauffe lentement à basse température, remplaçant le soleil à l’air libre des pays chauds, tout est aussitôt séché, ce qui fait perdre 80 % du poids au stigmate. De quatre à cinq centimètres de long frais, il se rabougrit à moins d’un centimètre.
Pour en obtenir un gramme, il faut 250 fleurs (donc 250 000 pour un kilo !), de quoi donner un ordre d’idée du travail que cela représente et mieux comprendre le tarif de vente du safran (de 30 000 à 40 000 euros par kilo) qui dépasse largement celui de la truffe ou du caviar. En moyenne, Vanessa Roussille produit seulement 200 grammes, bon an, mal an.
ET AILLEURS
La France fut l’un des gros producteurs mondiaux au XIXe siècle avec 30 tonnes par an de safran, avant de décliner du fait des hivers très rigoureux de 1880 et 1881 qui firent disparaître une grande quantité de bulbes. « Puis, l’exode rural, le coût de la main-d’œuvre et le développement des colorants de synthèse portèrent le coup de grâce à cette production », selon le département biologie de l’École normale supérieure de Lyon.
De nos jours, on trouve des safraniers dans de nombreux départements français, avec une production significative dans le Loiret (safran du Gâtinais), le Lot (safran du Quercy) et dans la Creuse pour quelques dizaines de kilos par an au total, soit bien loin des grands producteurs mondiaux à la tonne qui s’étendent essentiellement sur une ceinture allant du Maroc à l’Inde (Cachemire) en passant, bien sûr, par l’Iran, et dans une bien moindre mesure l’Espagne.
Dans les Landes, plusieurs petits producteurs s’y sont mis, à l’image de Safran’Gossa à Arengosse (safran pur, gelée de pommes au safran, vinaigre de cidre safrané), de Nathalie Laymond à Magescq (qui fournit le Relais de la Poste) ou des Sables Fauves à Parleboscq (confitures, miel, sirops et infusion). Pour des quantités confidentielles de quelques dizaines ou centaines de grammes chaque année.
8 000 BULBES À DEUX EUROS PIÈCE PLANTÉS AU DÉPART
C’est en lisant un article sur cette culture laborieuse qu’elle s’est pris de passion pour cette plante, alors qu’elle travaillait en région toulousaine dans la communication d’entreprise : « Plus ça allait, moins je trouvais de sens à ce que je faisais, et je cherchais à revenir à du concret. » Durant deux ans, elle teste des méthodes dans le jardin de Saint-André-de-Seignanx, rencontre des spécialistes dans le Quercy, le fief du safran français où le conservatoire Safranerio garde la souche historique du bulbe, passe son diplôme agricole (BPREA) pour pouvoir développer son exploitation, puis officialise sa reconversion professionnelle en 2020. Elle aura alors planté sur ses 3 000 m2, environ 8 000 bulbes à deux à trois euros pièce. Avantage de cette plante, elle prolifère, et Vanessa estime en avoir, cette année, entre 50 000 et 60 000.
Il arrive qu’il y ait quatre stigmates, mais c’est comme les trèfles, c’est très rare !
Juste avant le premier confinement Covid, elle commence à écumer les marchés, d’Ondres à Labenne ou Biarritz, avec ses miels au safran, ses confitures poivrons-safran et ses tisanes, au côté de ses petits pots en verre de filaments rouges de tout juste 0,2 gramme, 0,5 gramme e t 1 gramme. Aujourd’hui, en plus de sa boutique en ligne (www.rougetrompette.com) elle s’est recentrée sur les marchés, de producteurs et de créateurs voisins, mettant en avant sa production locale en lien avec un apiculteur de Labenne, un maraîcher du Seignanx, et les figues, verveine, camomille, roses, menthe et orties de son propre jardin.
80 % DE LA PRODUCTION CHEZ DES CHEFS
Son passé dans la com’ l’aide forcément pour communiquer : elle démarche des restaurants, chez Goxoki à Bayonne ou chez Bernie et Vincent à Oeyreluy. « Le produit leur a plu tout de suite et le bouche à oreille s’est bien fait. » Aujourd’hui, 80 % de sa production part chez des chefs – parfois étoilés – de la région, du Hittau (Saint- Vincent-de-Tyrosse) à la table des Frères Ibarboure (Bidart), de la Maison de Pierre (Hasparren) à la Villa de l’Étang blanc (Seignosse). Des épiceries distribuent aussi ses produits : Bloom aux Halles de Dax et Biarritz, Farmily&co (Bayonne) ou Harte Bon à Saubrigues et Capbreton. Alors bien sûr, elle « ne roule pas sur l’or », comme elle dit. Mais « ce que je fais est pour moi et je sais pourquoi je le fais ».
Le produit a tout de suite plu à des chefs et le bouche à oreille s’est bien fait
En attendant de trouver un nouveau terrain agricole accessible pour augmenter sa production, elle continue à agrémenter ses recettes familiales de safran, aux vertus relaxantes : madeleines, crème brûlée, lotte ou gigot de sept heures avec sa sauce parfumée en infusion.
RIEN NE SE PERD
Les pétales de chez Rouge Trompette, non comestibles et qui pourrissent très vite, sont depuis l’an passé, valorisés avec l’artisan Jéhane Savons à Port-de-Lanne qui les mélange à la fleur de sel de Salies-de-Béarn, à la lavande et au millepertuis pour du sel de bain aux fleurs de safran landais. Les feuilles, elles, vont finir par faire de grandes tiges qui vont continuer de pousser en longs cheveux. C’est par ses feuilles et ses racines que le bulbe va se régénérer, se multiplier et le cycle continuer plusieurs années.