Si Bill Gates et Steve Jobs ont chacun fait balbutier leur entreprise mythique dans la pénombre d’un garage américain, Pascal et Géraldine Rouault ont démarré l’aventure Pavilift au milieu de leur salon. Le couple, aidé par leurs deux enfants après l’école, passait des heures à habiller des seaux, reçus vierges, avec leur marque et leur logo, avant de les remplir de croisillons, ces petits objets en plastique d’apparence anodine mais redoutablement efficaces pour la pose du carrelage. « On a commencé vraiment petit. Je me souviens de ma fille, elle avait cinq ans, qui devait monter sur une chaise pour atteindre les boîtes », sourit Géraldine Rouault. C’était il y a tout juste 10 ans. « On a décidé d’installer l’entreprise ailleurs le jour où on a voulu prendre un salarié, parce qu’on n’allait quand même pas le faire travailler à la maison ! », s’exclame la Landaise. Car le succès est arrivé rapidement. Produit de niche à son lancement, le croisillon estampillé Pavilift est devenu un incontournable pour les artisans carreleurs, inondant le marché français jusqu’à être distribué aujourd’hui dans 1 600 magasins. « Des négoces indépendants mais aussi des Point P, des BigMat, et beaucoup d’enseignes de la GSB (grande surface de bricolage) comme Castorama, par exemple », énumère Pascal Rouault.
Une invention italienne
Avant de fonder Pavilift, Pascal Rouault était à la tête d’une entreprise de maçonnerie. « Je construisais des maisons individuelles en béton cellulaire. Vers 2007, j’ai vu arriver sur le marché des grands formats de carreaux, des 3 mètres par 1 mètre. Ça se faisait déjà en Espagne et en Italie. » La clientèle française se prend de passion pour ces carreaux XXL, certes très esthétiques, mais à la pose infernale. « On avait beaucoup de service après-vente. Le gros carreau est lourd, il s’enfonce dans la colle, c’est plein d’inconvénients. » L’artisan se met alors en tête d’améliorer ses conditions de travail et celles de ses salariés, en dénichant des outils d’aide à la pose. « J’ai commencé à chercher sur internet un système pour affleurer les carreaux. J’ai même dessiné des choses mais ça ne fonctionnait pas. Et puis un jour, en surfant sur le site de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle), je suis tombé sur un brevet qui était en train d’être déposé par un Italien. J’ai trouvé son idée très pertinente. Je l’ai appelé et je l’ai rencontré. » L’idée en question : un croisillon autonivelant en plastique qui a l’aspect d’une croix, doté d’une tige. « La croix se visse et vient contraindre le carreau. Ça le met à niveau. Le lendemain, quand c’est sec, on fait sauter la tige, on la casse, et on n’a plus qu’à faire le joint », explicite l’expert du bâtiment. Après un test des croisillons sur ses chantiers pendant huit mois, Pascal Rouault valide le produit italien. Pas question, pour autant, de le commercialiser en l’état. Le croisillon blanc lambda doit subir une mue Pavilift, savant cocktail de pédagogie, de packaging et de discours commercial ciblé.
La stratégie, c’était de mettre le paquet tout de suite et de sortir de l’ordinaire
La pédagogie de la couleur
« La stratégie, c’était de mettre le paquet tout de suite et de sortir de l’ordinaire », selon le dirigeant. En s’appuyant sur le vécu de ses salariés qui perdaient des minutes précieuses à chercher le bon croisillon pour la bonne taille de carreau et la bonne épaisseur de joint, le couple Rouault met au point un code couleurs judicieux. Le croisillon jaune est adapté à un joint de 2 millimètres, le croisillon bleu est indiqué pour du 3 mm, le vert pour du 4 mm, etc. Autre amélioration, le conditionnement des croisillons, qui délaisse les sachets en vrac, pour des seaux et des boîtes réutilisables. « Avec la couleur des croisillons, et la couleur qu’on a mise sur le packaging, on a apporté une vraie pédagogie et un vrai merchandising. La couleur fait qu’on nous voyait, comme on était nouveau sur le marché, et ça permettait aussi d’amener de l’attrait à un produit qui reste « cheap ». Parce que le croisillon, c’est du consommable », résume le patron.
En quête de magasins pour distribuer leurs produits à travers la France, les Rouault parviennent à séduire un mastodonte, Leroy Merlin. « Ils ont justement été emballés par les couleurs, notre manière de présenter les choses. C’est grâce à eux qu’on en est là aujourd’hui. » Échaudés par la relation clients souvent tumultueuse pendant leurs années de constructeurs de maisons, « et lassés par les impayés », les Rouault font le choix de vendre les croisillons Pavilift aux professionnels exclusivement. « On s’est rendu compte que c’était un pur bonheur de travailler dans le négoce, avec des pros », s’exclame Géraldine Rouault. Des professionnels que le couple chouchoute en leur fournissant des présentoirs sur mesure avec écran pour diffuser les démonstrations vidéo des produits Pavilift. « Si une enseigne me disait : OK pour vos produits, mais je dispose de très peu de place, je leur répondais que ce n’était pas un souci. Et je construisais le présentoir moi-même », explique Pascal Rouault. Depuis, l’entreprise compte, parmi sa vingtaine de salariés, cinq menuisiers qui façonnent à plein-temps les présentoirs dans l’atelier d’Aureilhan.
Avec la couleur des croisillons, on a apporté une vraie pédagogie
YouTube, une vitrine en or
Seuls sur le marché français du croisillon pendant trois ans, les Rouault ont bénéficié d’un coup de pouce non négligeable, la publicité offerte par plusieurs artisans stars des réseaux sociaux. En 2016, Laurent Jacquet est le premier artisan Youtubeur à les contacter, à utiliser leurs produits et à les mettre en avant dans ses vidéos tutos. Il animera, quelques années plus tard, une émission de rénovation sur M6. « Laurent Jacquet connaissait Éric le carreleur, il nous a mis en relation. Cette belle communauté sur les réseaux sociaux, ça a très vite boosté les ventes », détaille le patron de Pavilift. Avec 228 000 abonnés à sa chaîne YouTube et 143 000 followers sur Instagram, Éric le carreleur dispose d’une audience considérable. Autre adepte des croisillons Pavilift, Kelly, une jeune carreleuse alsacienne qui explose les compteurs avec 3 millions de followers sur TikTok.
Ces pros du carrelage servent aussi de testeurs aux nouveaux produits lancés par l’entreprise landaise. Car le signe (et le revers) du succès consistant à se faire copier, notamment par Leroy Merlin (« qui a fini par nous lâcher pour lancer son propre croisillon, mais c’est le jeu », concède Géraldine Rouault), Pavilift a dû innover pour se réinventer alors que le croisillon originel reste la propriété de l’inventeur italien et continue d’être fabriqué chez le voisin transalpin. Avec l’aide d’un bureau d’études et d’un designer, « on a créé, par exemple, un croisillon déclipsable. Ou encore une bague qui permet d’éviter les traces sur le carrelage quand on retire le croisillon ». Perfectionniste, le dirigeant peaufine le développement d’un nouveau produit pendant trois ans en moyenne. « Avant de le commercialiser, on le fait tester pendant un an par des artisans, de façon confidentielle, y compris par des Youtubeurs, par toutes les conditions météo, pour éprouver sa résistance au froid, à la chaleur, à la saisonnalité. »

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Pas de vente sur internet : un choix stratégique
Cette rigueur, gage de qualité, s’appuie sur une stratégie commerciale sans concession : le couple d’entrepreneurs refuse de vendre ses produits sur internet. Pourquoi ce choix en dissonance avec l’air du temps ? « Déjà, c’est un discours commercial pour protéger nos clients d’internet. Et puis, on ne veut pas banaliser le produit, on veut garder une forme de maîtrise des prix qui sont affichés en magasin », avance Pascal Rouault. Seules deux enseignes, Castorama et Point P, ont l’autorisation de vendre les produits Pavilift sur internet. « Ça nous permet d’ailleurs d’envoyer nos clients vers ces enseignes dans les zones où on est moins bien représenté. Mais ça reste des magasins physiques avant tout », insiste-t-il. Bien sûr, les sirènes voraces du net ont tenté plusieurs fois d’aguicher les Rouault. En vain. « Amazon nous a approchés, ManoMano aussi. Mais on ne veut pas. On sait qu’avec Amazon, leurs prix vont être impossibles. Ils n’ont pas les mêmes structures qu’un petit négoce qui doit payer son Urssaf, les salaires, la location de ses bâtiments, ça n’a strictement rien à voir », balaie le dirigeant.
Avec 5,1 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2023, l’entreprise landaise se porte très bien sans le commerce en ligne. Sa force de frappe, basée sur un renouvellement de la gamme, lui assure une progression constante. Depuis deux ans, Pavilift se fait une place sur le marché des outils de chantier, avec des meuleuses, des disques pour façonner le carrelage, ou encore des ponceuses pour le sol, baptisés Bihui by Pavilift. Tout est fabriqué en Chine, comme les croisillons. Mais cela pourrait bientôt changer.

C’est en cherchant un outil d’aide à la pose de carrelage que Pascal Rouault, alors constructeur de maison, est tombé sur le brevet d’un inventeur italien. © Thibault Toulemonde
Vers du made in France ?
Pour Pascal Rouault, localiser une partie de la production en France permettrait de la sécuriser. « Avec les conflits actuels, la géopolitique est instable. Les bateaux passent par le cap de Bonne-Espérance en Afrique du Sud, c’est plus cher. Certains transporteurs passent par la route, mais avec la Russie, c’est compliqué. Et éviter la Russie, avec l’Iran et l’Afghanistan, ce n’est pas évident », analyse ce fils d’une diplomate, né au Mali, et qui a passé les 30 premières années de sa vie en Afrique. Pavilift est en pourparlers avec une entreprise iséroise qui pourrait fabriquer « au moins les croisillons pour le 2 mm, c’est ceux qu’on vend le plus ». « On est propriétaires de nos moules, on peut les rapatrier quand on veut », poursuit Pascal Rouault. Reste à faire des tests d’injection de plastique avant de conclure l’affaire. « Ce serait sympa aussi de bosser avec des partenaires français, parce qu’on a quand même perdu une grosse partie de l’industrialisation dans notre pays. » En attendant, les Rouault ont fort à faire avec la construction imminente de deux bâtiments à Escource. « On va passer de 600 m² de stockage à 2 000 m² pour un bâtiment, et 10 000 m² pour le deuxième ! » Un projet pharaonique, en toute discrétion.
Avant de commercialiser un nouveau produit, on le fait tester pendant un an par des artisans