Le tatouage a longtemps été une affaire d’hommes, de marins ou encore de voyous. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que la pratique s’élargit. 30 ans plus tard, le marché français du tatouage est estimé à 270 millions d’euros, avec près de 5 000 studios de tatouage en France (soit + 50 % en 10 ans). Ce serait 20 % des citoyens français qui arborent des tatouages, et les femmes davantage que les hommes (21 % contre 17 %).* Choisi pour exprimer son identité, ses croyances ou ses valeurs, le tatouage est également devenu un élément esthétique populaire amplement visible sur les réseaux sociaux. Au cœur de ce business grandissant, très peu réglementé (aucun diplôme officiel n’est reconnu, il suffit de s’enregistrer en tant que profession libérale, de déclarer son activité à l’Agence régionale de santé et d’attester du suivi d’une formation d’hygiène sur trois jours), les femmes sont de plus en plus nombreuses à se lancer.
Créer une bulle de bien-être
À Mont-de-Marsan, Adélaïde Soler, 30 ans, s’apprête à fêter, en avril, les deux ans d’existence de son shop privé baptisé Misty Witchy. Études artistiques, travail dans la vente et la passion de l’illustration depuis toujours, elle lâche tout pour réaliser son rêve : devenir tatoueuse. « Je suis entrée comme apprentie chez un tatoueur où je suis restée quatre mois, confie-t-elle. C’est un milieu où il est courant que l’apprentissage se fasse à l’ancienne : cela revient à effectuer toutes les basses besognes (ménage, rangement, préparation et stérilisation du matériel), en arrivant tôt et en repartant tard, sans aucune considération. Finalement, j’ai été virée et j’ai continué à tatouer chez moi sur des amis, seule pendant un an et demi en autodidacte, et en restant dans l’ombre. » Elle saute le pas en 2023 et ouvre son shop privé, c’est-à-dire qu’elle n’accueille sa clientèle que sur rendez-vous. « Nous sommes de plus en plus de femmes à tatouer et cela rassure nos clientes qui viennent trouver chez moi une « safe place », plus de finesse dans le travail et une vraie bulle de bien-être. Je vois le tatouage comme un soin où le corps est choyé et où se crée un lien très humain avec chaque personne. Et pour mon cas, ce sont beaucoup de femmes. » Son credo ? Le Blackwork (style de tatouage qui utilise exclusivement de l’encre noire), un univers ésotérique et un côté un rien fantastique. « Je suis beaucoup dans l’ornemental, mes dessins accompagnent le corps de la femme, jouent avec les courbes pour embellir une poitrine, un dos, un cou… Entre tatoueuses, nous sommes nombreuses à nous entraider, et nous ne voyons pas cela comme de la concurrence car chacune a son style, son univers. »
- Tatouage par Misty Witchy. Son credo : le Blackwork qui utilise exclusivement de l’encre noire. © Misty Witchy
- Chaque tatouage de Misty Witchy découle d’un dessin ou illustration préparatoire.© Misty Witchy
De la considération pour chaque projet
Autre style justement, à Saint-Julien-en-Born où Morgane Baguet, 34 ans, a ouvert le Studio plein été en septembre 2024. Nouveau métier mais dans la continuité de son activité de graphiste textile pour elle qui baigne dans la création depuis toujours. « Mon travail consiste à imaginer des motifs pour les vêtements de marques, mais je suis aussi illustratrice, photographe ; j’ai créé mon blog et imaginé des collaborations avec des créateurs, explique-t-elle. Le tatouage m’a toujours titillée. Pour moi, c’est juste un changement de support : du tissu à l’écran ou du papier à la peau… Il fallait que ça mûrisse. » Fin 2022, elle se lance, achète le matériel nécessaire et expérimente sur des peaux synthétiques, sur des amis et se perfectionne en tant qu’apprentie au Blacksun Studio à Bénesse-Maremne. « Je me suis dirigée vers un salon qui me correspondait et où des femmes tatouent dans un véritable environnement artistique qui contraste avec les univers dark de nombreux confrères, explique-t-elle. J’y suis restée un an et demi avant de chercher mon propre local. » Coloré et solaire, celui-ci détonne dans l’univers du tatouage. « C’est comme une petite cabane de plage avec des motifs rayés, de l’ameublement coloré et cosy, un coin salon pour échanger et construire le projet et un espace pour tatouer. Les femmes s’y sentent tout de suite à l’aise et matchent immédiatement avec mon univers. »
Ses dessins ? Des lignes fines, de l’encre noire et un style naïf, un brin rétro, où la fleur revient comme une signature. « Les femmes apportent de la finesse dans l’univers du tatouage mais aussi de la considération pour chaque projet. Moi-même, j’ai trop souvent été zappée en tant que cliente ou déçue par le résultat ou l’expérience d’un lieu. Ce n’est pas ma vision du tatouage. J’ai choisi de travailler en shop privé. C’est une façon de rassurer mes clientes et de leur consacrer le temps nécessaire ainsi qu’à leur projet. » Peu familière des conventions et autres événements 100 % dédiés au tatouage, Morgane Baguet préfère, quant à elle, participer à des rendez-vous comme Quartier moderne à Anglet où elle trouve sa place au milieu des créateurs et marques locales qui exposent sur place leurs produits (céramiques, produits de beauté, bijoux, mode…). « J’aime cette dynamique qui me ressemble plus. » De quoi faire entrer le tatouage dans un univers plus arty et en faire un accessoire désirable.
- Morgane Baguet tataoue à Saint-Julien-en-Born © Studio plein été
- Tatouage Studio en plein été : des lignes fines, de l’encre noire et un style naïf, un brin rétro. © Studio plein été
Tatouage thérapeutique
De son côté, tatoueuse depuis 2012, Monivann Oum alias Little Mony Tattoo, 38 ans, basée à Tarnos, a vu l’évolution du milieu depuis ses débuts. « Le tatouage était un univers très fermé, plutôt misogyne même s’il y avait déjà quelques femmes, confirme-t-elle. Aujourd’hui, ça s’est démocratisé, tout le monde peut accéder au tatouage. On est moins dans le jugement et surtout davantage dans l’esthétique. » Au départ dans le style tribal, elle a évolué vers des motifs ornementaux et des dentelles florales à l’encre noire. C’est un événement familial qui la confronte au cancer. Bouleversée, elle fait connaissance avec l’association Sœurs d’encre spécialisée dans le tatouage artistique de reconstruction post-cancer du sein et donc sur cicatrices. « C’était il y a huit ans, cette sororité m’a touchée et j’ai voulu faire partie de cette aventure », explique-t-elle. C’est à Bordeaux qu’elle a suivi une formation entourée d’un spécialiste de la douleur, d’un oncologue et d’une pharmacienne : « Il y a des choses à savoir pour tatouer sur une cicatrice, cela ne s’improvise pas. Au-delà du tatouage, c’est un travail sur la respiration, les émotions, le type de peau de chaque femme (fine, épaisse…). Pour celles qui en font la démarche, le tatouage revêt un aspect thérapeutique, mon rôle est très important. » De quoi apporter un autre regard sur le corps et le tatouage alors désigné comme thérapeutique qui se veut un accompagnement émotionnel et physique. Une façon de se réapproprier son corps, que ce soit à la suite d’une mastectomie, mais aussi d’un accident ou d’une chirurgie.
Aujourd’hui, le tatouage s’est démocratisé. On est moins dans le jugement et surtout davantage dans l’esthétique.
- Monivann Oum alias Little Mony Tattoo tatoue à Tarnos © Little Mony Tattoo
- © Little Mony Tattoo
Un marché saturé
Quant à savoir si toutes gagnent bien leur vie, cela dépend de la dextérité. « Dans ce métier, plus on abat de travail et se perfectionne, plus on fait rentrer de l’argent. Mais il ne faut pas non plus se leurrer, c’est un métier où il faut être bon dans différents domaines, confie Adélaïde Soler. Il faut gérer son commerce, communiquer sur son activité, faire des photos, répondre aux mails et aux projets, planifier les rendez-vous et bien sûr, tatouer. Il faut être sur tous les fronts. » Plus de trois ans après ses débuts et deux ans à tatouer officiellement, elle assure enfin respirer un peu et réussir à payer ses factures professionnelles et personnelles. Elle a aussi opté pour déléguer son agenda à une personne qui gère également celui de trois autres tatoueurs. « Cette partie prend énormément de temps, cela m’a soulagée d’un poids énorme et m’a permis d’équilibrer mon travail. » De son côté, Morgane Baguet confirme la rentabilité de son activité. « Bien sûr, il y a un gros investissement de départ mais j’ai déjà une bonne clientèle et je me suis complètement plongée dans cette nouvelle activité à laquelle je me consacre à 100 %. »
Reste qu’en France, comme dans beaucoup de pays, le marché du tatouage commence à saturer avec un nombre croissant de salons, même dans les petites villes. À chacune de se démarquer et de s’imposer dans un univers où la concurrence fait rage.