Couverture du journal du 20/04/2024 Le nouveau magazine

Guérard, Coussau : vendanges de chefs

À eux deux, Michel Guérard*** et Jean Coussau** cumulent cinq étoiles depuis des décennies, dans leurs cuisines d’Eugénie-les-Bains et Magescq. Leur amour commun du vin, comme du bon pain, les a poussés à cultiver, chacun, leur propre vigne. Et le millésime 2022 s’annonce assez exceptionnel.

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© J. D.

Quand Christine Barthélémy voulut acquérir le château de Bachen, en plein cœur du Tursan landais, le notaire répondit à l’héritière de la Chaîne thermale du Soleil, qu’en étant « femme, non mariée », jamais elle ne pourrait l’avoir. « Quand je suis venu dans les Landes, dans les années 1970, elle m’a amené à Bachen en me demandant ce que je pensais de ce petit manoir. En fait, elle me testait, confie Michel Guérard. Je l’ai rapidement informée que si nous devions l’acheter – nous n’avions pas beaucoup d’argent à l’époque -, nous y mettrions de la vigne. C’était peut-être une folie de ma part… »

J’ai compris que quelque part, un œnologue était un cuisinier, c’est une histoire de terroir, de mélanges qui débouchent sur des goûts

À une dizaine de minutes d’Eugénie-les-Bains, le château va devenir la résidence du couple et le lieu d’expérimentation du vin du cuisinier qui avait auparavant réussi à faire venir le Tout-Paris dans son restaurant d’Asnières, le Pot-au-Feu, où il inventa sa célèbre salade folle aux copeaux de foie gras en vinaigrette. De cette époque, il garde encore un magazine aux feuilles jaunies, « Tout à vous », avec une photo de lui en toque blanche derrière le bar de son bistrot francilien, faisant tourner un vin rouge dans un ballon, devant son ami Serge Féchant qu’il remercie encore de lui avoir fait découvrir une multitude de vins inconnus.

Michel Guérard vendanges

Michel Guérard © J. D.

 

50 000 BOUTEILLES PAR AN CHEZ GUÉRARD

Installé dans les Landes, « j’avais des amis de Bordeaux qui venaient comme clients. Avec la famille Moueix [Pétrus à l’époque, NDLR], j’ai rencontré leur œnologue, Jean-Claude Berrouet, et en même temps Denis Dubourdieu, un spécialiste en blanc, qui m’ont conseillé ici ». Pendant sept mois, tous les samedis matin, Michel Guérard se rend à l’Institut d’œnologie de Bordeaux, et enrage aujourd’hui de ne plus retrouver ses cahiers de leçons. « J’ai compris que quelque part, un œnologue était un cuisinier, c’est une histoire de terroir, de mélanges qui débouchent sur des goûts. Cela a influencé ma manière de faire de la cuisine. Les cuisiniers devraient savoir faire le vin comme le pain. Cela ajoute à certains de nos réflexes : il faut changer, surprendre, séduire, comme sur une carte de restaurant. Et puis, j’avais aussi envie d’encourager les vignerons d’ici, j’étais intervenu auprès du président de l’Inao (Institut national de l’origine et de la qualité) pour le convaincre de s’ouvrir sur des cépages pour améliorer la  qualité. »

Olivier Dupont, l'œnologue au château de Bachen, anticipe « un très bon millésime » vendanges

Olivier Dupont, l’œnologue au château de Bachen, anticipe « un très bon millésime » © J. D.

À Bachen, le pape de la cuisine minceur, triplement étoilé depuis 1977, a aujourd’hui 15 hectares de vignes autour du château, pas bio mais en culture raisonnée, pour une production de quelque 50 000 bouteilles par an, dont 6 000 de Barocco (75 % merlot, 15 % tannat et 10 % cabernet franc, vinifié comme un grand vin, avec une garde de 10 à 20 ans), 6 000 de Baron de Bachen (blanc sec), 1 000 demi-bouteilles de moelleux (le seul dont les vendanges se font ici à la main, et uniquement servi au verre dans son restaurant à Eugénie-les-Bains) et 38 000 en rosé (La Dune et Rosa la Rose) : « J’aime le rosé comme vin de soleil, de fête, sans prétention », dit Michel Guérard. 90 % s’écoule au niveau national (dont beaucoup à Eugénie), le reste part à l’export, surtout vers l’Asie.

Pour le vin moelleux, les vendanges se font à la main chez Guérard, ses autres vignes sont ramassées mécaniquement

Pour le vin moelleux, les vendanges se font à la main chez Guérard, ses autres vignes sont ramassées mécaniquement © D. R.

UNE ANNÉE CARACTÉRISÉE PAR LE GEL, LA GRÊLE, LA SÈCHERESSE

« C’est un vignoble créé dans un esprit de cuisinier, un esprit de création, même si dans le vin, nous sommes plus contraints et conformistes. J’ai en tout cas toujours en tête, quand nous créons le vin, le grand plat si raffiné de M.Guérard, l’oreiller de mousserons et de morilles, c’est inspirant », raconte Olivier Dupont, œnologue du domaine depuis 2001. « La macération du vin rouge est comme une infusion en cuisine. La température de vinification peut changer le goût, comme la cuisson. Les épices sont utilisées aux fourneaux, ici nous avons du bois avec les barriques en chêne. »

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À Magescq, l’œnologue Philippe Garcia foule le raisin à la main © J. D.

Au chai, entre tradition et modernité, du bois d’acacia est aussi à l’essai cette saison pour le vin blanc.

Cette année caractérisée par le gel, la grêle et la sécheresse, a mené à des vendanges très précoces, dès le 19 août, les deuxièmes les plus avancées après 2003. « Le volume sur rendement est moyen, mais convenable et la qualité s’annonce remarquable pour un très bon millésime, peut-être un de ces millésimes du siècle », avance le professionnel, membre du bureau de l’association des œnologues de Bordeaux.

Jean Coussau vendanges

Jean Coussau © J. D.

Un vignoble créé dans un esprit de cuisinier

Chez Coussau à Magescq, deux étoiles au Guide Michelin depuis 1971, si on a attendu le début du mois d’octobre pour vendanger, les mots de conclusion sont à peu près les mêmes : « C’est un ouf de soulagement après cette année de l’extrême, entre le gel du printemps – trois nuits à brûler des ballots de foin pour lutter contre le froid – et la sécheresse de l’été, jusqu’à 51 degrés sur le thermomètre en plein soleil ! La quantité et surtout la qualité sont là. Le raisin qui a été fragilisé, est au final très bon, excellent, voire exceptionnel », fait valoir Philippe Garcia, œnologue indépendant, formé au château Haut-Brion, et qui est au côté des frères Coussau depuis le début de l’aventure viticole.

15 ARES DE VIGNES POUR LA PETITE LAGUNE

Ici, seules 1 000 bouteilles du vin rouge confidentiel la Petite Lagune, et une micro-production de rosé, sortent chaque année du chai de la maison landaise, démontée d’Onesse-et-Laharie par un cousin compagnon charpentier de Jean Coussau, pour être reconstruite dans les jardins du Relais de la Poste à Magescq. À l’arrière du restaurant, le domaine s’étend sur tout juste 15 ares où se mêlent merlot (50 %), tannat (30 %) et cabernet-sauvignon (20 %), sur un terrain sablonneux bénéficiant d’une riche argile bleue à un mètre de profondeur. Et chaque automne, les amis de l’association de la Petite Lagune dont l’ex-international de rugby, Claude Dourthe, « président à vie » pour services rendus au démarrage de la plantation, répondent toujours présents pour ramasser ou égrener le raisin à la main avant d’être pressé et, surtout, avant de s’asseoir pour le traditionnel banquet autour de la côte à l’os de bœuf de Chalosse aux sarments de vigne et gratin dauphinois, servis en récompense aux vendangeurs d’un jour, tout en dégustant des millésimes du cru.

Certes, c’est un vignoble lilliputien, mais qui a une vision ultra-qualitative

Entre le foie gras et le pastis crème anglaise, Jean Coussau qui prit la succession de son père Bernard en 1996, l’assure : « Notre cuisine est basée sur le terroir local, le canard, le gibier. Nous faisons donc un vin de terroir landais qui est très bon, mais qui n’entend pas jouer dans la cour qui n’est pas la sienne. » En final, le chef a sorti une des toutes premières bouteilles produites ici, vierge de toute étiquette : « On avait fait la vinification dans la chambre d’amis à l’époque ! ». « Il est à parfaite maturité. C’est bien un vin de garde », juge son œnologue.

DES HISTOIRES DE VIGNERONS ET D’AMITIÉS

2022 marque en effet les 20 ans du premier millésime de cette vigne expérimentale. « Quand des copains me l’ont offerte pour mes 50 ans avec 50 arbres fruitiers plantés ici, j’ai vite dit qu’on n’allait pas juste manger du raisin, mais bien en faire du vin ! », rembobine Jean Coussau qui participa à la finale du meilleur jeune sommelier de France en 1967. À la carte du restaurant (il est vendu quasi-uniquement ici), « on raconte aux clients tout l’amour mis dans cette bouteille », témoigne Jacques Coussau qui officie toujours en salle. « C’est un vin d’amis, les vins ressemblent aux vignerons », enchaîne, les doigts dans les raisins, Daniel Giust, sommelier et directeur du restaurant gastronomique.

C’est un vin d’amis, les vins ressemblent aux vignerons

Avec 1 200 pieds pour au final deux cuves de quatre litres et une de huit, « certes, c’est un vignoble lilliputien mais qui a une vision ultra-qualitative. Les moyens et les investissements ont été faits comme si c’était un grand cru », fait valoir Philippe Garcia qui s’occupe du domaine avec le vigneron Jean-Michel Fernandes, et Jackson Bascou, pour l’entretien du quotidien. « Jean me dit toujours qu’il veut un vin comme sa cuisine, avec de la vérité, de l’authenticité. C’est un vin à l’image de cet homme de partage », conclut celui dont les grands-parents paternels travaillaient dans le Vega Sicilia (Espagne), et qui rêve à de nouveaux vins rouges sur la propriété pour « les mettre en relation avec des recettes mythiques du restaurant ».